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"Les mondes ouverts de Zélie Nguyen"
par Laurent Perez

C’est toujours une expérience passionnante que de voir une jeune peintre accéder à son art. Les visiteurs de l’exposition du diplôme de Zélie Nguyen à l’école nationale des beaux-arts de Paris, en 2021, reconnaîtront sans doute dans ses tableaux actuels ces architectures symboliques et imaginaires, aux perspectives controuvées, et ces êtres flottants, aux attitudes peu lisibles, comme abstraits dans un espace qu’ils n’occupent nullement, l’ensemble baignant dans une étrange lumière calme. Pourtant, depuis trois ans, Zélie Nguyen a parcouru l’ensemble du cheminement qui d’une aspirante peintre voit naître une artiste. 

 

Autant dire que ses moments de transition sont les plus stimulants de tous. Il s’agit parfois d’un unique tableau. J’en ai un sous les yeux : il représente une ruine, peut-être celle d’un grenier néolithique ou protohistorique, émergeant, beige, dans la poussière d’un désert. Ou bien, il y a quelques mois, une explosion d’autant plus violente que son origine reste incompréhensible (éruption volcanique, voiture piégée ou accident dans une usine d’explosifs ?), devant laquelle deux chiens-loups traversent la toile de droite à gauche en bondissant. Deux tableaux qui marquaient une rupture radicale par rapport à ses sujets, et qui n’eurent pourtant d’autre filiation que celle libérée par ce coup de balai, dont on décode facilement a posteriori la signification dans le travail de l’artiste : le surgissement de motifs ancrés dans la mémoire, la destruction brutale d’un cadre devenu trop contraignant. C’est une telle période de transition que constitue son travail à la résidence Saint-Ange, où elle a séjourné de février à avril 2024, aujourd’hui présenté au musée de Grenoble.  

 

 

Les épisodes précédents de sa peinture, correspondant aux années 2022 et 2023, on pourrait les qualifier de « faux calme ». Très vite après son diplôme, Zélie Nguyen a pris la décision radicale de remplacer les êtres humains – ces archéologues en costume de ville, bizarrement penchés sur une zone du sol à leurs pieds – par des animaux délicatement peints, à la manière (revendiquée) des miniatures persanes. Pendant près de deux ans, tout un somptueux bestiaire s’est ainsi présenté à tour de rôle, fort de l’irréfutable présence et de l’irréfutable étrangeté de la bête dans l’espace, émancipant celui-ci de tout soupçon de vraisemblance et l’éloignant dans le registre symbolique de l’ornementation médiévale.  

 

Avec le recul, la démarche de l’artiste à cette époque apparaît comme sa réponse à un besoin d’apaisement plastique car, il faut y insister dès maintenant, et aussi pictural soit le travail de Zélie Nguyen – et il l’est au plus haut point, les questions auxquelles il ambitionne de répondre ne sont rien autre que des questions picturales –, c’est un monde intérieur qu’elle projette sur la toile : celui du « palais de mémoire » qu’à la manière des orateurs de l’Antiquité elle a bâti depuis son enfance, pour son plaisir et son repos, dans son esprit1. Ce monde intérieur est tumultueux (comment ne le serait-il pas ?) et il s’agit pourtant de le rendre à peu près habitable, et de s’y sentir chez soi, tant pour l’artiste que pour son public. D’où la coexistence pacifique entre ces architectures aux perspectives dissonantes, installées dans autant de récits singuliers et qui ne communiquent guère les uns avec les autres ; entre ces paysages tantôt invitants, du souple réalisme d’un Courbet, tantôt disséqués sur le mode géologique, avec ces rendus bizarrement alimentaires ; le libre cours laissé à une obsession ornementale d’une infinie minutie, à la façon d’un artiste « brut » saturant la surface de son expression. D’où aussi, quelquefois, le recours à des artifices, aussi explicites que chez Jeff Wall, telle la cascade qui pend comme un foulard à l’arrière-plan de sa toile Échos, dont le décor est dans l’ensemble aussi (peu) vraisemblable que celui d’un jeu vidéo des années 1980.  

 

 

Cette entreprise assez rôdée, pleine de sensibilité, de douceur, de beauté et de talent – car, s’il est encore admis de mobiliser des catégories aussi surannées, Zélie Nguyen peint très bien –, son séjour à la résidence Saint-Ange est venu la mettre en crise. Dans les Alpes, d’abord, son répertoire iconographique se retourne contre lui-même, s’auto-critique, se pastiche. Dans Le Repos, la lecture géologique de l’éruption volcanique tourne à l’illustration pédagogique, dans le sommeil indifférent du chien au premier plan. Les parties ornementales de ses tableaux (notamment dans Il s’en faut de peu et le diptyque Si rien ne bouge) se figent complètement, à la limite du papier peint rétro. Dans Le Refuge, un arbre incliné par des siècles de bourrasques s’élève au milieu d’un paysage d’une immobilité totale, sur lequel montent la garde trois costumes de Léon Bakst pour les Ballets russes sur leurs mannequins de couture. Obstruant l’espace, les carnets et les livres de L’Exil (déjà présents dans La Bibliothèque de Babel) repoussent hors du champ visuel, dans l’imaginaire de l’artiste et dans celui du public, les trois dimensions du réel. Dans Soleil nord hémisphère, enfin, l’architecture japonaise est celle d’une chambre en désordre, vestige peut-être d’une nuit d’amour, qu’un loup solitaire abandonne pour s’engager sur une mer gelée pleine de tourbillons ; les vulves qui ornent le kimono de La Tentation sur son socle constituent un autre motif sexuel, sous l’insistance du regard du renard qui nous fixe. (Quant à la dimension symbolique de l’iconographie, elle ne doit être ni exagérée ni sous-estimée. Les tableaux de Zélie Nguyen ne sont pas des tableaux « à clés » ; leurs motifs décrivent plutôt des états mentaux, selon des modalités sémantiques ou esthétiques variées.) 

 

D’autre part – et l’apparition, somme toute assez peu discrète, du thème sexuel entre peut-être déjà dans ce registre –, l’iconographie est bouleversée par l’irruption soudaine d’un événement, c’est-à-dire du réel et de sa temporalité imprévisible et irréversible. C’est l’explosion de Feu de joie, déjà évoquée, sur un paysage bucolique et paisible acculé dans un angle, et la surface de bois du médium qui surgit sous le superbe apprêt bleu, laissé dans son inachèvement. Mais aussi le soleil matinal de Les Idoles qui se lève, dont le rayonnement s’organise en arcs de couleurs brisés à la Delaunay, avec un magnétisme qui rappelle invinciblement les astres hiératiques, quasi-abstraits, de M. K. Čiurlionis (dont on ne saurait oublier que le musée de Grenoble a accueilli en 2001 sa première, et, à ce jour, unique, rétrospective française2). En bas du tableau, l’extrémité supérieure d’un petit bataillon de lances et de bannières complète le troisième panneau de La Bataille de San Romano de Paolo Uccello (où les armes sont pour la plupart tronquées). Une guerre a lieu, dont il ne sera pas question dans le tableau. Ou encore le déferlement d’un paysage qui n’est plus de convention, celui de la Chartreuse et du Vercors, visibles de part et d’autre du site de la résidence, qui se projette sur un paravent de bois horizontal, installé sur un socle délicat, autour duquel le public est invité à se déplacer comme autour d’une table d’orientation en plein air. Mais l’événement essentiel, dont témoignent l’ensemble des dix œuvres exposées ici, c’est bien sûr celui de la peinture qui répond à son propre appel, qui se renouvelle, vit, se cherche et se trouve, s’invente. 

 

 

L’exposition de Zélie Nguyen au musée de Grenoble ne constitue pas une série, à peine un ensemble – mais plutôt une période d’articulation et d’inflexion, dont les effets se font d’ores et déjà sentir dans les tableaux auxquels elle travaille en ce moment. En premier lieu, son œuvre s’affirme désormais comme ce qu’elle était déjà largement : un art de l’appropriation, fondé sur une culture de plus en plus précise de certains pans de la tradition picturale occidentale et extrême-orientale. Ce sont, outre les primitifs italiens, notamment Giotto qu’elle regarde depuis l’enfance, les enlumineurs de la fin du Moyen Âge, par exemple le Maître de la Mazarine et le Maître de Bedford, illustrateurs du Livre des merveilles de Jean de Mandeville au tournant du 15e siècle. Mais aussi Hans Burgkmair le Jeune, auteur vraisemblable du Livre des Miracles d’Augsbourg (1552) ; les miniatures persanes ; les estampes du jeune Hokusai, plus rugueuses que celles de sa maturité. Par ailleurs, devant le spectacle des Alpes, la thématique du paysage a reconnu son caractère profondément imaginaire, dans les coordonnées temporelles et géographiques incohérentes (explorées en son temps par André Breton dans Les Vases communicants) propres au rêve. Plus sûre aujourd’hui de ses aspirations et de ses moyens, Zélie Nguyen a commencé à relâcher le contrôle sur ses formes. Chaque tableau, elle n’attend plus qu’il se contienne en lui-même comme une entité close, apaisée. Tel le loup de Soleil nord hémisphère, l’artiste s’est mise en route, au hasard de la piste qu’elle suit, dans le monde ouvert – l’open world – de son espace mental. L’exploration promet d’être passionnante. 

 

 

Laurent Perez 

Marseille, 9 décembre 2024 

2022, Published in "FINALE 2021"édition des Beaux Arts de Paris. Written by
Makis Malafékas

Comment représenter l’acte de chercher ?
Les figures humaines sur les peintures de Zélie Nguyen sont courbées et immobiles. Ces êtres, dont il est impossible de dire s’ils sont hommes ou femmes car réduits à leur fonction, existent dans des paysages paisibles à la perspective mi-Renaissance, mi-peinture métaphysique à la De Chirico et Morandi.

Des territoires qui donnent l’impression de détenir la clé de quelque énigme, car ils semblent être conçus comme des lieux où il ne reste pas grand chose à modifier ou à trouver et qui pourtant, selon la conception globale de l’artiste, sont exactement ça : « Des paysages qui abritent des chercheurs qui creusent dans leur ombre. »

Et c’est au sein de cette contradiction picturale que gît la réponse. Le regard du spectateur a beau explorer les textures enveloppantes du paysage, se réfugier dans les détails du fond de chaque toile, il retournera toujours sur ces figures qui restent religieusement voûtées sur ces bouts de terre délimités par leur propre ombre. Une allégorie de l’aliénation contemporaine ? Un commentaire
sur l’angoisse de la connaissance de soi ?

Quoi qu’il en soit, en observant la disposition de ses archéologues d’eux-mêmes on ne peut s’empêcher de penser au mythe de Narcisse : ce jeune homme qui passa sa vie recueilli devant son reflet et sur les eaux d’un lac impassible, pour finir par se faire encapsuler dans un monde physique arcadien qu’il n’a jamais osé contempler.

2023, in "Beaux arts magazine" about Asia Now art fair

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